Lire un texte nécessite le déplacement permanent de nos yeux. L'étude de l'emplacement des fixations a permis de mettre en évidence une préférence à atterrir entre le début et le milieu des mots. Ce phénomène robuste, appelé phénomène de position préférée du regard (« Preferred Viewing Location » ou PVL; Rayner, 1979), est connu pour être irrépressible chez les lecteurs experts. Néanmoins, peu d'études se sont intéressées à la façon dont cette capacité à fixer la position préférée se développe au cours de l'apprentissage de la lecture. Parallèlement, les modèles à double voie (e.g. Coltheart, 1978) considèrent l'existence de deux procédures possibles pour lire un mot. La voie d'assemblage consiste à transformer les informations orthographiques en informations phonologiques et conduirait au décodage du mot lettre par lettre. La voie d'adressage consiste à reconnaître le mot par appariement direct de la configuration écrite du mot avec sa représentation visuelle en mémoire et conduirait à un décodage global du mot. Il est reconnu que les bons lecteurs utilisent préférentiellement la voie d'adressage alors que les apprentis lecteurs utilisent la voie d'assemblage. Dans ce travail, nous avons testé l'hypothèse selon laquelle l'utilisation de ces deux voies pourrait s'observer dans le comportement oculomoteur en fonction de la position de la première fixation dans le mot : au début du mot pour la voie d'assemblage ou au niveau de la position préférée pour la voie d'adressage. Pour cela, nous avons réalisé une expérience qui se déroulait en deux parties et à laquelle 40 enfants de différents niveaux scolaires ont participé. Dans la première partie, le niveau de lecture de l'enfant était évalué avec le test de l'Alouette (Lefavrais, 2005). Dans la seconde partie, les mouvements oculaires de l'enfant étaient enregistrés (Eyelink II) pendant qu'il réalisait une tâche simple de bissection oculaire, i.e. aller regarder le milieu du mot présenté (sans le lire). Bien qu'il ne s'agisse pas d'une tâche de lecture, elle est connue pour refléter le comportement oculomoteur classiquement mis en place lors de la lecture (Ducrot & Pynte, 2002). Pour chaque enfant, nous mesurions les proportions d'essais pour lesquels il avait déplacé ses yeux au niveau de la première lettre du mot ou de la position préférée. Les résultats indiquent que ces deux proportions dépendent du niveau de lecture. Les enfants qui ont les niveaux de lecture les plus faibles positionnent presque systématiquement leur regard au niveau de la première lettre du mot. A l'inverse, plus un enfant a un niveau de lecture élevé, plus il positionne souvent son regard au niveau de la position préférée, indiquant une automatisation de la PVL. La stratégie oculomotrice mise en place par l'enfant serait donc révélatrice du niveau de lecture et symboliserait le mode de décodage des mots adopté par l'enfant. Nos résultats confirment donc l'importance de la quantité d'exposition à l'écrit dans le contrôle oculomoteur chez l'enfant et souligne l'intérêt 1) d'évaluer le contrôle oculomoteur de l'enfant en difficulté de lecture et (2) de proposer des rééducations oculomotrices pour ces enfants. En effet, il est possible qu'en entraînant les enfants à bouger leurs yeux au niveau de la position préférée, on parvienne à améliorer les performances de lecture (e.g., Lehtimäki et Reilly, 2005).